par Marie-Anne Lorgé (critique d’art)
…..La voyelle O est bleue, c’est comme ça depuis Rimbaud. Et le bleu, c’est la couleur qui dit symboliquement la mer. Et quand les artistes nous parlent d’eau, ce n’est pas tant des fleuves et rivières, auxquels on a tellement fait violence depuis la révolution industrielle, en détournant les lits, bouchant les biefs, mais c’est d’abord pour mieux prendre la mer. Avec ses ressacs, ses naufrages à la fois humains et écologiques, ses mirages, scintillements réels ou imaginaires, ses ailleurs toujours fantasmés et ses mythes. Quand, par exemple, Marco Godinho convoque le légendaire Homère, supposé aveugle, sa licence poétique (ou sémiotique) ose un « Ô mer ».
…..En tout cas, à la mer, l’homme mesure sa condition. Et ses peurs. Ce sont elles qui habitent les visions artistiques proposées lors du 12e Congrès de l’IAWIS/AIERTI, événement d’envergure mondiale organisé par Nathalie Roelens, professeure à l’Université du Luxembourg.
…..Si pour les artistes visuels, Jean-Marie Ghislain (photographe sous-marin belge) et Hervé Massard (plasticien franco-viennois), il s’agit de faire voir – en privilégiant une image esthétisée, porteuse souvent d’une charge narrative – pour l’écrivain, le poète luxembourgeois Jean Portante en l’occurrence, il s’agit de voir avec les mots.
…..Quant à Marco Godinho, artiste conceptuel d’origine portugaise, aussi nomade que Jean Portante, sa langue tout aussi visuelle que textuelle brouille les codes et les représentations : lié à l’errance, à la migration, son travail est un processus d’écriture toujours né d’une expérience ou d’une contemplation, qui n’en finit pas d’accoucher d’un dessin, d’une vidéo, d’une installation ou d’une performance où prévaut le désir. Le désir de voir une réalité enfouie, même en cas de mistral absent.
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…..Par contre, « transmettre la gravité d’un monde au bord du désastre », c’est tout l’enjeu d’Ecological Anxiety Disorder, une création visuelle et sonore hybride, entre installation, vidéo, performance, théâtre et danse contemporaine, du duo Sandy Flinto & Pierrick Grobéty, associé à Daniel Marinangeli pour la dramaturgie.
…..Le spectacle – car c’en est un – à défaut de réellement déranger (quoique !), à défaut surtout d’être donneur de leçon, le spectacle, donc, propose un voyage … pour le moins singulier, mouvementé. Qualifié pour la cause d’odyssée, par antonomase et en référence, depuis des siècles, à Homère, l’aède, le raconteur, le faiseur d’allégories à la fois naturelles et divines.
…..Et donc terrible est le voyage jusqu’à ce désormais terrifiant 7e continent, formé par les déchets plastiques que nous produisons/rejetons en quantité industrielle, surgi tel un monstre propylène, là, au beau milieu de l’océan. Continent d’autant plus terrifiant que l’océan, selon Baudelaire, est notre miroir.
…..Le film (de 45 minutes) commence dans la plus totale insouciance, quatre personnages (les quatre danseurs interprètes de la performance) jouant avec un ballon de plage. Stéréotype du tourisme de masse. On rit… pendant qu’une voix off narre la tragédie qui se perpètre. C’est assourdissant mais inaudible pour les quatre joueurs. Et donc, au large, naufrage il y a d’un navire qui ainsi déverse 45 000 tonnes d’huile de coco. La voix s’abîme dans la chronique annoncée d’un paradis perdu.
…..C’est une dystopie. Noyée dans l’obscurité, une nuit d’hydrocarbure. Et structurée en séquences, toutes chorégraphiées/chorégraphiques. Le corps est une matière immergée dans un univers sonore, au potentiel narratif percutant, et les corps font corps avec cette matière-béton composant le nouvel horizon.
…..De la baignade, on passe à la suffocation, les personnages, prisonniers d’une neige synthétique, un riz polymérique, puis dans des filets de pêche, devenant de pitoyables poissons témoins impuissants de l’invasion bactérienne due au dégel. Les humains deviennent fous. Se débattant face à une monstrueuse mer remplie de cartouches d’encre. Le cauchemar est alors troué par une voix, celle d’une improbable sirène. Que les humains escortent en chœur. La chorale est amère. C’est une chorale du faux-semblant.
…..Et puis, c’est l’orage. Habillés d’une parka orange, comme pour traverser un hiver éternel, les naufragés, dans un sursaut, partent en expédition, bien décidés à construire ailleurs… en renonçant aux besoins artificiels. Jeter la vie d’hier et occuper le 7e continent… sur les ruines d’avant. Orage encore et mirages. Narration en rien classique, ton de velours pour endormir la cruauté du conte. Nouvelle sirène et lumières stroboscopiques. La civilisation disparaît. Entre rires et cris. Brouhaha, confusion, hystérie. Et puis, comble du désenchantement, on recommence à jouer au ballon. « Ils vécurent heureux… et n’eurent jamais d’enfants. »
…..Taillées à la fois comme des fantasmes et des métaphores, des illusions et des prophéties – l’écriture est fondée sur les données de l’Ifremer (Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer) et du Cèdre (entreprise experte dans les pollutions accidentelles en mer) – les étranges et troublantes scènes qui se succèdent taquinent l’apocalypse… sans y sombrer, tablant sur la sensibilisation par la beauté. Et par l’absurde, ce mécanisme surréaliste qui charrie la toute-puissance du rêve, mais aussi, paradoxalement, sa chute, désignant alors l’humanité engluée dans l’implacable absurdité du monde.
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…..Immersion aussi avec Jean-Marie Ghislain. Qui ne chorégraphie que le corps. Et même sensibilisation par la beauté.
…..L’eau, pour Ghislain, c’est d’abord une terreur, liée à une tragédie intime, la mort de sa mère par noyade. Et c’est pour surmonter sa peur que l’artiste… descend. En apnée. Exercice aussi mental que physique qui se double d’une autre épreuve : côtoyer le prédateur le plus haï de la planète, le requin. Et le photographier, pour le sublimer, comme une catharsis, un moyen de convertir le ressentiment – se venger à la fois de l’injustice (la noyade de la mère) et du tort/sort symbolique (qu’incarne le requin) – par l’esthétisme.
…..Toutefois, dans « Vers la réconciliation et la joie», point de requins. Mais des sirènes. Non pas des disciples de Mélusine, la créature légendaire fondatrice de l’histoire de Luxembourg, mais des femmes « ordinaires » – 45 au total – et nues. Plongeuses consentantes, mais une plongée à l’allure de baignade. En piscine, qui plus est. Une forme de bonheur muet et de contact corporel avec la couleur (apparement sans filtre, juste en vertu du mouvement de l’eau à la surface). Tout autant qu’avec une sorte de liquide originel, universel.
…..Selon la philosophe Cynthia Fleury, « l’amer, la mère, la mer, tout se noue ». Avec Ghislain, en prime, tout s’harmonise. De s’abandonner ainsi à l’eau dans un lâcher-prise total, la joie est évidente, induisant manifestement une fraternisation avec son corps. Avec l’image de son corps.
…..« L’eau nous rapproche de nous-mêmes », voilà donc le bel enjeu du projet, où Ghislain – qui s’y est investi deux ans – trahit sa propre part d’ombre et de lumière. Dans « Vers la réconcilation… », un transfert d’expérience et une façon de définitivement idéaliser le couple mer-mère, c’est de lui-même qu’il parle.
…..En même temps, dans cette tentative de féminisation, érotisation il y a. Indéniablement. Dans le bain, la femme se tord, comme en une jouissance des reins, sans rien gommer non plus de l’angoisse. Et « regarder, c’est suivre les courbes, caresser, posséder imaginairement », du moins selon Laurent Jenny dans son essai Le Désir de voir, qui précise en citant Valéry : « Le monde visible est un excitant perpétuel : tout réveille et nourrit l’instinct de s’approprier la figure ou le modelé de la chose “que construit le regard” ».
…..Il n’empêche, mon coup de cœur ne se situe pas là. Il suit la promenade sous-marine de Leina Sato, l’épouse apnéiste du photographe, étrange poisson solitaire, qui, tout en murmurant le poème « Home Coming », soulève le sable des fonds, libérant ainsi un environnement inédit, un paysage aussi instable qu’un brouillard, qui enveloppe en même temps qu’il étouffe, efface. C’est le règne du silence assourdissant, de la perception errante : plus de lieu, plus de corps. Comme un début des temps.
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…..C’est non pas le requin, mais la baleine que le poète Jean Portante invoque. Et là aussi, la mère n’est jamais loin.
…..Dans sa quête inlassable de la baleine blanche, quand Melville décrit son mal-être, c’est pour comprendre qu’il est grand temps de prendre le large. Sauf que ce n’est pas là une affaire de navigation. C’est le large existentiel qui tombe sur la tête de l’auteur, comme sur celle de Jean Portante, qui ne cesse de bourlinguer, aller vers l’horizon, surtout trouver un ailleurs… sans forcément traverser les flots.
…..Mais la mer s’entête, sur le lit d’hôpital de sa mère, dans le drap qu’elle tend entre ses doigts, le poète lit la voile d’un bateau. Arrimé aux racines, l’Italie. Par rapport au père, l’histoire ondule, elle est migratoire, tournée vers les terrils. Au-delà, Portante charrie non l’amer, mais l’amertume, et sa ressource existentielle est alors… de prendre le large. Comme un fugueur permanent. Jamais assouvi. Toujours impénitent.
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…..« Chaque homme, à quelque période de sa vie, a eu la même soif d’Océan que moi », écrivait encore Melville.
…..Avec Hervé Massard, l’océan correspond à un désir d’immensité. Du reste, avec lui, ce n’est pas aux flots tranquilles que se mesure le marin, mais à la haute mer. Impossible à représenter, car ce n’est pas un paysage.
…..Si pas de géographie plane, pas de vision non plus de l’espace physique ambiant, tel que le conçoit classiquement la géométrie (euclidienne).
…..Et donc, avec Massard, faiseur d’épiphanies, ou d’apparitions/disparitions , on entre dans une autre dimension. Avec des signes de lumière écrits sur la surface. À la surface de la mouvante masse aussi noire qu’une nuit. Sachant que le noir concentre l’espace, alors que la lumière, elle, le vaporise. Avec pour résultat final de nous désorienter. Du reste, il n’est rien que l’argentique ne soit capable de traduire, à commencer par l’haleine d’un orage, le gras liquide pavé par une lune ou pommelé par des reflets d’ordre spectral.
…..L’eau de Massard, c’est celle de la mémoire et de l’oubli en même temps, c’est celle du temps qui tout emporte et tout recrée.
…..Concrètement, l’artiste Massard travaille sur le terrain, il prend le bateau des semaines durant, escortant d’autres navigateurs comme un réverbère. On le croise ainsi dans The End of a State (avec Robert Jelinek) et All at Sea, ces programmes qui utilisent une approche scientifique afin d’explorer ce que l’art peut mettre en mouvement.
…..Intégrant ces programmes, Massard a donc l’occasion de confronter ce qu’il pensait savoir avant de se jeter en mer avec la réalité en constante évolution une fois en mer. Et son défi, c’est d’alors créer une nouvelle réalité : c’est ainsi, comme une façon de peindre sur l’eau par la lumière, qu’il fait surgir des symboles – dont le signe de l’infini et le carré – de/sur l’incertain (marin ou maritime). Autrement dit, « il met en forme l’informe de l’océan ».
…..Massard, c’est un art de la sublimation. Et, le temps d’une exposition, nous donner à voir une mer non géographique, une « mer imaginale », territoire entre visible et invisible, vivier d’expérimentations sensibles et métaphysiques (dixit Cynthia Fleury), c’est nous donner une aptitude à la poésie : une démarche qui participe également du sublime. L’ivresse est absolue et notre regard définitivement autre.
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…..La poésie en tant qu’issue, voilà ce qui est aussi à l’œuvre dans la pratique nomade de Marco Godinho, où l’écriture a donc une part importante, tout comme le temps, et le rituel, qui est une manière de se rattacher aux autres.
…..La preuve avec Offrir quelques mots à la rive, dans le cadre de WaterWalls, à Esch-sur-Sûre, un festival perfusé par l’économie circulaire (matériaux récupérés/recyclés) et le projet participatif.
…..Et donc, Offrir quelques mots à la rive, c’est une plateforme circulaire entre eau et forêt, où un porte-voix doré est installé, comme une girouette, sensible au vent, d’où les paroles s’envolent…
…..C’est qu’en amont, en résidence d’écriture, Marco a tricoté des récits inspirés de ses rencontres avec les habitants de la région, et ce sont ces fragments de vie et autres histoires intimes ou universelles en lien avec les éléments naturels que l’artiste partage à haute voix, avec son frère Fabio, lors de lectures-performances.
…..En marge de cette création performative poétique, tout l’enjeu du projet, c’est d’initier un rituel : inviter les spectateurs à s’approprier le porte-voix n’importe quand, afin de chanter/déclamer/crier tout ce qui leur tient à cœur et faire donc eux-mêmes « une offrande à la rive ». Non seulement le projet prend ainsi vie en collectif, mais il transforme le belvédère de bois en un trait d’union entre espaces physique et mental.
…..Sinon, il y a Written by Water, le projet-phare de Marco Godinho, une oeuvre-dispositif développée – à la 58e Biennale de Venise (2019) – en plusieurs pièces, matérielles (installations, vidéos) et immatérielles (performances).
…..Dans Written by Water convergent les voyages de Marco, entrepris du Nord au Sud, à rebours des migrations récentes, « à la recherche de récits anciens pour lesquels la Méditerranée a servi de décor et qui aujourd’hui encore sont perçus comme les piliers d’un imaginaire commun ».
…..Et Marco Godinho, au terme de son odyssée, de plonger des cahiers dans la Méditerranée, autant de récits, ces variables nomades rattachées à toutes les pensées, mythologies, fictions ou funestes réalités qui se rattachent à la mer.
…..Et seule la mer, paysage organique et monde en perpétuel mouvement, « témoin de tant d’histoires et de destins qu’elle aura vu passer, saura ce que contiennent réellement ces pages imbibées et ondulées ».
…..En même temps, « c’est à travers l’introspection du public et son immersion dans toutes ces «mémoires vives» orchestrées par l’artiste – qui ne demandent d’ailleurs qu’à être effacées – que se fera la réécriture perpétuelle de récits engloutis ».
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…..Enfin, on doit à Alexis Vandeweerd, étudiant à l’Uni, aussi poète en herbe, L’Eau-delà des villes, une imagerie nocturne hallucinée où les lumières urbaines – marées scintillantes – se confondent aux étoiles, ces lucioles de la mer céleste. C’est un travail vidéaste hypnotique, qui tourne en boucle, comme un accélérateur de particules d’inquiétude, dans la lignée du sombre regard d’un David Lynch.
…..Retrouvez toutes ces œuvres sur notre page « Événements artistiques et performances ».